La copie et l'enluminure dans le haut Moyen-âge
La copie de manuscrits et
l’enluminure au Moyen-âge : comment ça marche ?
De retour pour vous servir après
une (très) longue pause sur ce blog, je vous propose aujourd’hui un nouvel
article, dans lequel nous allons nous pencher ensemble sur le processus de
fabrication des manuscrits au Moyen-âge, et à leur enluminure. Nous verrons les
étapes de la confection des ouvrages, ainsi que celle de l’enluminure, avec
leurs évolutions respectives.
Allez, je vous emmène.
Pour démarrer, un petit point chronologique :
quand on parle de manuscrits au Moyen-âge, il faut comprendre que ces derniers
étaient réalisés à l’aide de parchemin. Le parchemin, c’est une forme de
support pour le texte (on ne peut pas le qualifier de papier, puisqu’il n’est
pas composé de cellulose) qui apparaît dès le IIème siècle a. J-C, et qui ne
sera complètement remplacé par le papier qu’au XVIème siècle. Pour autant, le
papier fait son entrée en occident vers le XIIIème siècle (oui, si la question
se pose, ce sont encore les Chinois qui étaient des siècles en avance), mais ce
dernier n’est pas adopté tout de suite, malgré son coût de fabrication et donc
son prix bien inférieurs à ceux du parchemin. Mais rappelons à toutes fins
utiles qu’au Moyen-âge, seule une portion très restreinte de la population est
lettrée, et par la même concernée par les livres (entendez par là qu’utiliser
les coûts de fabrication comme argument n’a dès lors plus beaucoup de sens). De
plus, le parchemin était réputé comme bien plus résistant que le papier, notamment
à l’eau, à l’humidité, et à la chaleur, donc le parchemin nous choisirons.
Mais comment fabrique-t-on du
parchemin ? Quelle est la recette ? C’est très simple, mais avant
toute chose, je conseille à ceux qui seraient éventuellement en train de manger
d’arrêter avant de continuer, parce que la suite n’est pas franchement
appétissante. En effet, le parchemin se fabrique à partir de peaux de moutons,
qui à l’époque étaient élevés pour cette utilisation précise directement dans
les monastères. Une fois le mouton tué et dépecé, la peau subissait un
traitement en plusieurs étapes : elle était d’abord épilée pour enlever la
majorité des poils puis plongée dans un bain de chaux ; ensuite, la peau
est raclée pour enlever les derniers poils et écharnée (c’est-à-dire qu’on
enlève la chair restée collée) à l’aide d’un peloir ; enfin, cette
dernière est poncée et séchée, afin de lui donner une consistance plus rigide.
Notons qu’il existait différentes qualités de parchemin, en fonction du
perfectionnement de la fabrication. Mais ce n’est pas tout…
Car à l’époque médiévale est
également introduite une autre forme de parchemin, bien spécifique : le
vélin. Si ce nom renvoie aujourd’hui à un papier de qualité supérieur, il était
déjà l’équivalent d’un « haut de gamme » par rapport au parchemin,
lui-même déjà très coûteux. Pour fabriquer du vélin, eh bien, au lieu de
prendre la peau des moutons, on utilise…de la peau de veaux mort-nés. Voilà
voilà. Ce produit était donc beaucoup plus dur et complexe à produire, puisque
vous pensez bien qu’un veau mort-né, ce n’est pas très grand, donc là où disons
qu’une dizaine de moutons était nécessaire pour réaliser l’intégralité d’un bon
ouvrage, il faut facilement tabler sur une bonne centaine de fœtus pour que le
compte y soit.
Et avant de passer à l’enluminure
et autres mets délicats, il est important de comprendre l’intérêt que revêtait
le parchemin à l’époque et la révolution que cela représentait. En effet, avant
son introduction, les textes étaient rédigés sur deux types de supports :
les volumen (rouleaux horizontaux) et les rotulus (rouleaux verticaux). Ceux-ci
avaient plusieurs défauts majeurs que le parchemin viendra combler :
premièrement, ce sont des rouleaux, donc il est tout à fait impossible
d’établir un sommaire, et, votre lecture avançant, le papier déroulé prend de
plus en plus de place hors du rouleau (sans parler du temps de
« rembobinage » qu’il fallait prévoir) ; deuxièmement, la forme
de rouleau implique un déroulement et enroulement du papier très fréquent, ce qui
a pour effet logique de dégrader rapidement l’écriture qui y est apposé. C’est
comme ça qu’on se retrouve aujourd’hui avec très peu de rouleaux conservés en
musées ou autres, car ils sont tout simplement en très mauvais état. Enfin, le
parchemin offre la possibilité d’écrire sur le recto et le verso d’un même
feuillet, là où les rouleaux ne le permettent pas.
Ceci étant dit, nous pouvons nous
intéresser à l’enluminure. Cette dernière se traduit par la réalisation de
dessins dans les ouvrages. Ces dessins peuvent avoir plusieurs fonctions :
illustrer et accompagner le texte, organiser et hiérarchiser le texte. Notons
par ailleurs que le terme d’enluminure s’applique à tout ce que l’on retrouve
dans le texte et qui n’est pas strictement nécessaire : par exemple, il
existe le diminuendo, qui représente une diminution progressive de la
taille des caractères sur une page de manuscrit, afin de créer une hiérarchie
visuelle. Ce procédé n’implique l’intervention d’aucune illustration, mais est
tout de même considéré comme de l’enluminure.
Pour éviter un article trop long,
je vais ici tenter de dresser une chronologie et un panorama relativement
larges de l’enluminure entre le VIIème et le IXème siècle.
Sur la période qui nous intéresse
ici, on peut estimer qu’il y’a en Europe trois foyers de productions
d’enluminure importants : l’actuel Royaume-Uni (l’art dit insulaire), le
royaume mérovingien, puis le royaume carolingien.
Dans les trois cas, on retrouve
des éléments communs et des caractéristiques propres. Par exemple, il n’est pas
rare de croiser dans un manuscrit, quelle que soit sa période de production, le
motif du Tétramorphe. Ce dernier, littéralement « les quatre
formes », regroupe un lion, un aigle, un taureau et un homme ailé, chacun
étant rattaché à l’un des évangélistes (respectivement Marc, Jean, Luc et
Matthieu). Cette représentation des évangélistes se retrouve surtout dans les
évangéliaires (ça se tient), mais aussi dans certains sacramentaires. Je n’ai
fait que l’évoquer précédemment, mais il faut garder à l’esprit que du VIIème
au début du VIIIème siècle, la commande de manuscrit est exclusivement
ecclésiastique et que, bien que l’on voie arriver une forme de commande royale
avec les carolingiens, les sujets restent toujours religieux.
L’art et la copie insulaires se
distinguent généralement par une écriture très complexe à déchiffrer et un
usage important du diminuendo. Après, il faut bien garder en tête que les
manuscrits de telle ou telle origine ne portent pas forcément de signes très
caractéristiques, et que c’est bien souvent le lieu de découverte qui permet de
déduire le lieu de création ou au moins le pays du manuscrit. Un exemple
marquant est celui des Evangiles d’Echternach, datant du VIIème siècle :
les spécialistes ne savent pas s’il vient de Northumbrie (région d’Angleterre
la plus prolifique en termes de manuscrits pour « l’Art insulaire »)
comme le suggère l’iconographie et le style utilisés, ou bien du continent,
comme le laisserait penser la technique de fabrication du parchemin. Un
manuscrit est néanmoins souvent identifiable comme insulaire lorsqu’il présente
une forte « horror vacui », c’est-à-dire horreur du vide dans
la réalisation des motifs.
L’art mérovingien, relativement
peu représenté car peu de manuscrits nous sont parvenus, se distingue de l’art
précédent par un développement important des représentations zoomorphes et
anthropomorphes dans les ouvrages, dont l’un des meilleurs exemples est sans doute
le Sacramentaire de Gellone, réalisé dans le courant du VIIIème siècle
(ce qui est tardif pour un manuscrit dit mérovingien, puisque la dynastie
carolingienne prend le pouvoir dans le royaume franc en 751 avec Pépin le Bref).
Enfin, l’art carolingien, qui est
de très loin celui dont on ait gardé le plus de traces, non pas seulement parce
qu’il est plus proche chronologiquement de nous que les deux précédents (à deux
siècles près, ce n’est pas un facteur déterminant), mais surtout parce que
Charlemagne, dès son arrivée au pouvoir, développe l’art de la copie et de l’enluminure,
qui atteindra son apogée sous son règne. Au-delà de la Renovatio Imperii (qui
était le sujet du premier article donc je ne m’étendrais pas plus que cela
dessus), qui représente la volonté de Charlemagne de revenir d’un point de vue
politique et religieux à l’empire romain, avec tout ce que cela peut engendrer
en termes de d’iconographie (figure toute-puissante de l’empereur, envoyé de
Dieu sur Terre pour faire entendre la parole divine et évangéliser les
populations qui doivent l’être). Cette dimension missionnaire de l’empereur,
chargé de répandre la bonne parole chrétienne en-dehors des limites de son
propre empire (dans le but non-dit mais clairement identifié de conquérir les
territoires en question), va se traduire par la mise en place -de très nombreux
ateliers de copie et d’enluminure, à commencer par les ateliers impériaux,
aussi appelés Première Ecole du Palais sous Charlemagne (780-810 pour la
période d’activité), puis Seconde Ecole du Palais sous Charles le Chauve
(active entre 860 et 877). L’enluminure carolingienne se distingue par l’usage presque
abusif de matières précieuses dans la réalisation des enluminures.
Dans les manuscrits, on retrouve
plusieurs types d’enluminures récurrentes : les enluminures en pleine
page, sans texte qui y soit raccroché ; les pages-tapis, qui sont
elles aussi dépourvues de texte mais également de représentation figurée,
n’affichant alors que des motifs décoratifs ; les initiales ornées, qui
représentent (comme leur nom peut le suggérer), des initiales, soit de
personnages importants, soit les premières lettres d’un texte, accompagnées de
motifs décoratifs là encore. A ces différents types d’enluminure, il faut
ajouter des motifs récurrents : le filigrane, qui est ornement derrière le
texte, le diminuendo, que l’on a déjà abordé, ou encore le cloisonnement, qui
s’applique aux grandes initiales, créant des espaces différenciées à
l’intérieur de ces dernières.
Pour le reste, on peut dire qu’il
existe pratiquement autant de sujets prêtant à l’enluminure qu’il existe de
manuscrit, c’est pourquoi il est globalement compliqué de dresser un schéma
exhaustif. On retrouve néanmoins des figures souvent représentées, à l’image de
la Vierge Marie, des évangélistes, du Christ (en croix ou non), parfois même
(surtout avec les carolingiens) des représentations des souverains. L’idée avec
les manuscrits enluminés est plutôt « innocente » au départ :
illustrer les récits bibliques et apocryphes (hors de la Bible) et même, dans
certains cas, permettre aux fidèles de mieux comprendre les enjeux qui leurs
sont contés, car la plupart de la population ne sait pas plus lire qu’au début
de cet article. Après, n’exagérons rien, il n’était sans doute pas question de
faire circuler dans l’assemblée des fidèles un ouvrage fragile ayant nécessité
des centaines d’heures de travail (entre la fabrication, la copie et
l’illustration) et qui représente en termes de dépenses probablement plus ce
qu’un paysan de l’époque touchait en une vie. Mais après, avec l’arrivée des représentations
royales et impériales, la dimension politique entre dans la partie. En effet,
pour un souverain, se faire représenter en égal par rapport aux évangélistes,
ou au Christ, ou au pape ou à quelque autorité religieuse voire divine, ça
porte un nom et ça s’appelle de la propagande. De plus, le souverain se place
explicitement dans la lignée des évangélistes, ou à défaut dans celle des rois
légendaires de l’Ancien Testament, et légitime ainsi son pouvoir. Eh oui !
Le souverain apparaît alors comme de droit divin, et il semble donc naturel
qu’il gouverne. Ce principe n’est déjà pas nouveau à l’époque, car rappelons
que les pharaons d’Egypte antique étaient déjà considérés comme des dieux sur
Terre, mais en plus il plaît tellement qu’il perdurera encore pendant des
siècles, avec, au hasard, un certain Louis XIV, dit le Roi-Soleil (excusez du
peu), qui se prétendra lui aussi de descendance divine au XVIIème siècle.
Pour finir cet article déjà un
peu long, un mot sur les matériaux employés. La copie et l’enluminure étant,
vous l’aurez compris, réservés à une tranche infime de la population, il va de soi
que cet art luxueux était réalisé grâce à des matériaux qui ne l’étaient pas
moins. Feuilles d’or, ivoire, pourpre, lapis-lazuli, pierres précieuses… tout
est bon à prendre pour décorer les pages et la couverture des manuscrits.
Rapide point sur la pourpre : de tout temps la couleur des empereurs (des
romains jusqu’à Bonaparte, c’est dire), cette dernière doit ce symbolisme
grandiloquent à la complexité de sa réalisation. La pourpre s’obtient en
récupérant et pressant une glande présente chez certains coquillages. Mais,
bien sûr, ça serait trop simple, chaque coquillage ne déverse que quelques
infimes gouttes de cette matière. Donc, un peu à la manière des veaux mort-nés
du départ, quand il s’agit de recouvrir des pages entières de cette teinte, ou
même de teindre des vêtements, un ou deux spécimens ne suffisent
malheureusement pas.
Résumé du développement :
L’enluminure, au-delà d’être un
art important du haut Moyen-âge, revêt une dimension religieuse et politique
passionnante parce qu’elle témoigne de la pensée, et même du fonctionnement de
toute une période. Rien n’est laissé au hasard dans cet art mi-propagandiste
avant l’heure, mi-élitiste (parce que oui, si les manuscrits insulaires sont si
compliqués à lire même pour un lettré, c’est bien pour que seuls les initiés
puissent les déchiffrer). Représentations d’évangélistes, de Christ en croix, d’anges
et d’animaux en tout genre se mêlent aux portraits d’empereurs carolingiens et
d’hommes du clergé dans cette grande fresque qu’est l’histoire de l’enluminure.
Merci d'être resté(e) jusqu'au bout de ce
long article qui, je l’espère, vous aura plu.
On se retrouve dans le prochain si vous en
êtes, et d’ici-là, prenez soin de vous !
A la revoyure !
Il était une fois...l'Art
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