A la rencontre du philosophe machiavélique et de son ouvrage phare : Le Prince

 Wow.

Ça faisait un moment.

Ceci étant dit, un nouvel article, et pas des moindres. On s’éloigne un petit peu de l’art et de l’histoire pour faire un tour par la philosophie, avec le célèbre mais mal connu Machiavel et de son écrit « Le Prince ». Attendez. Un article sans histoire ni art ? Ça va pas non !  Bien sûr qu’on va parler d’histoire, avec la famille Médicis, la situation de l’Italie au XVIème siècle et la ville de Florence. Les Médicis ayant été des commanditaires majeurs de l’art de la Renaissance, on ne va tout de même pas se priver.

Allez, je vous emmène.

 

Mais alors, Machiavel, c’est qui ? Parce que tout le monde connaît ce nom, et l’associe éventuellement au terme de machiavélique, ce qui ne présage rien de bon. Et en effet, le moins que l’on puisse dire, c’est que Machiavel ne faisait pas les choses à moitié. Né en 1469 à Florence, Niccolo Machiavelli va dans un premier temps s’intéresser à la politique et aux rapports entre les différents états, assistant même à des rencontres entre hauts dirigeants. Ce n’est que plus tard qu’il se tournera vers la philosophie, après avoir écrit pour le théâtre notamment. Le contact avec la famille Médicis ne va pas commencer sur de bonnes bases puisqu’il est accusé d’avoir travaillé à l’instauration d’une république, ce qui lui vaudra un passage par la case prison, qui se prolongera même par de la torture et le bannissement de ce pauvre Niccolo. Peut-être pas évident de deviner qu’après ça il sera connu essentiellement pour la rédaction d’un court livre à destination de Laurent de Médicis, héritier de la famille des Médicis (sans blague ?) et nouveau gouverneur de Florence, et dans lequel le philosophe lui donne des conseils de politique.

Statue de Niccolo Machiavelli, réalisée par Lorenzo Bartolini en 1845 et visible sur la Place des Offices de Florence © Wikipédia


Car oui, je ne l’ai pas dit, mais Le Prince, c’est en résumé un texte dans lequel le philosophe compile le fruit de ses années au contact des dirigeants et où il explique comment prendre le pouvoir ou, si on le possède déjà, comment le conserver. A tout prix. Et c’est sans doute cette dernière remarque qui, extrapolée, déformée et répandue a, au travers des siècles, donnée cette image d’un philosophe mauvais, vil et « machiavélique » donc, alors que finalement pas tant que ça. J’ai bien dit pas « tant que ça ». On est bien d’accord, et on va le voir, que notre homme pouvait avoir un pragmatisme qui parfois dépasse les limites de la morale.

Dans son ouvrage, Machiavel commence par différencier de manière claire deux types de gouvernement : celles qu’il appelle les monarchies héréditaires, c’est-à-dire où le pouvoir se transmet de génération en génération, et les monarchies nouvelles, à comprendre par-là celles qui existe depuis moins d’une génération. A noter qu’il ne s’embarrasse pas des républiques, puisque premièrement il les évoque dans un autre livre qu’est le Discours sur la première décade de Tite-Live de 1517. Et deuxièmement, il s’adresse ici directement à Laurent de Médicis, héritier de ladite famille et nouvellement gouverneur de Florence. Or, on a ici clairement à faire à une monarchie héréditaire, donc parler de république serait tout simplement hors-sujet. Le philosophe explique également que, d’un point de vue logique, un gouverneur appartenant à une monarchie héréditaire aura un avantage sur celui provenant d’un gouvernement nouveau, puisque sa famille et son nom sont déjà en place et que les citoyens ont d’ores et déjà pour habitude de se conformer aux ordres de cette lignée. Donc l’héritier n’a pas à s’imposer ou à prouver sa légitimité. Donc il opprime moins le peuple, qui par conséquent l’apprécie davantage qu’un dirigeant prenant le pouvoir et tyrannisant la population pour lui faire comprendre qui est le chef. En fin ça, c’est en principe. En pratique, et Machiavel nuance vite son propos, cet avantage est sans doute vrai au début, mais très vite le souverain va devoir prouver à son peuple qu’il mérite d’être apprécié et écouté. Eh oui, les monarchies italiennes ne sont pas aussi stricte qu’a pu par exemple l’être la France avec ses monarchies « absolues » (à noter que cette appellation est anachronique puisque la première réelle monarchie absolue est celle de Louis XIV, plus d’un siècle plus tard, mais l’idée est déjà présente avant). En Italie, puisque ce n’est pas un gouvernement à proprement parler qui dirige, mais bien une famille qui a su s’imposer et vaincre ses opposants, c’est-à-dire d’autres familles, elle n’a de légitimité à exister que celle de la « loi du plus fort ». Or, ce fonctionnement marche à court terme, mais quand on parle d’installer un pouvoir dynastique qui doit se perpétuer le plus longtemps possible, ce schéma devient vite compliqué à tenir.

Puisqu’on y est, un point rapide sur la situation politique de l’Italie à l’époque, qui permettra d’expliquer pas mal de choses. En effet, depuis tout à l’heure, je parle de famille qui dirige une ville, en l’occurrence Florence. Au XVIème siècle, et jusqu’à la fin du XIXème siècle (donc assez récemment), le pays ne possédait pas de gouvernement central. Et pour cause, l’Italie comme on la connaît n’existait tout simplement pas. Il s’agissait d’un ensemble de régions disposant de leurs propres lois, propres armées et propres dirigeants. Le tout était plus ou moins chapeauté par le pape, dirigeant des Etats pontificaux. Pour la faire très simple, mais ne répétez jamais ça, l’idée se rapproche de ce que peuvent être les Etats-Unis, avec un ensemble de zones « indépendantes », et un dirigeant au-dessus. La différence résidant dans le fait que les régions, se développant autour d’une capitale (Florence est celle de la Toscane), pouvaient être en tensions les unes avec les autres, et même être en conflit (vous imaginez bien que la même chose au pays des hamburgers se transformerait au bout d’environ 3 minutes en guerre nucléaire et bunker pour le dessert). Deuxièmement, le pape ne gouvernait pas officiellement les autres régions, mais c’est en réalité les chefs de clans qui prêtaient allégeance au Vatican, dans la mesure où la quasi-totalité de la population est croyante et que le pape est quand mêle censé être le lien entre dieu et nous autres pauvres mortels. Autant dire que ça fait tache de pas écouter le pape à l’époque. Pour résumé, chaque région est dirigée par une ville capitale, dont la direction est prise par une ou parfois plusieurs familles, qui se partagent la ville en quartiers tout en complotant pour s’accaparer le reste du territoire (si vous pensiez que la camorra a inventé quoi que ce soit, ici la preuve du contraire). On retrouve ainsi les Médicis, les Rucellai et les Pazzi à Florence, les Colonna et les Orsini à Rome, les Sforza à Milan, etc. Toutes ses familles s’opposent donc les unes aux autres, autant sur les plans politiques qu’artistiques. Eh oui ! Quoi de mieux pour une riche famille princière pour étaler sa puissance et gagner la confiance du peuple que de faire construire des églises ? C’est une des raisons pour lesquelles les grandes villes italiennes regorgent de cathédrales extrêmement décorées, merveilles d’architecture et de décors. Un exemple, allez, au hasard, Santa Maria del Fiore (ou Sainte-Marie-de-la-Fleur si vous préférez), la cathédrale la plus emblématique et monumentale de Florence. Comment ça, Cosme de Médicis à financer une partie de la construction ? Et si je vous dis que le lascar est, en plus, enterré dans la basilique San Lorenzo, connue pour être assez simplement la basilique des Médicis… L’art, et encore plus l’architecture, revêt à cette époque une dimension politique très forte. Est-il, à ce moment, nécessaire de vous dire que Laurent de Médicis, pour qui Machiavel a écrit Le Prince, est le petit-fils de Cosme de Médicis. Tout se tient dans cette histoire.

Carte de l'Italie entre la fin du XVème et le début XVIème siècle. Autant dire qu'il faut beaucoup de crayons pour la colorier celle-ci. © Pinterest



Cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence, partiellement financée (notamment le dôme, imaginez un peu) par Cosme de Médicis, patriarche de même famille © Flawless.life



Cathédrale San Lorenzo, achevée en 1446, et connue pour être le fief des Médicis (toute ressemblance avec la cathédrale précédente ne saurait être ni accidentelle, ni fortuite). © Sygic.travel

Mais revenons-y justement, à notre philosophe. Si aujourd’hui, Machiavel est catalogué comme machiavélique, c’est surtout à cause de son pragmatisme et de sa logique imparable. En effet, à partir du moment où vous avez obtenu le pouvoir, tous les moyens sont bons pour le conserver, ce qui implique éventuellement de devoir envahir et/ou détruire les territoires adjacents ou de ne jamais fuir la guerre quand elle se présente. Le philosophe emploie dans son livre une multitude de comparaisons, la plupart issues de l’Antiquité romaine, qu’il analyse et sur lesquelles il donne un verdict si, oui ou non, le personnage en question a bien agi, ou alors au contraire pour expliquer la réussite ou l’échec de dirigeants et capitaines. Et son esprit analytique dérange quelque part, puisqu’il aboutit régulièrement à trouver des qualités même chez les plus grands tyrans. Dans son chapitre VIII, intitulé « De ceux qui sont devenus princes par scélératesses », il nous dresse par exemple le portrait d’Agathocle de Sicile, personnalité oubliée née dans une famille pauvre et qui, par ses prouesses, par sa volonté et surtout par ses coups bas, est devenu le roi de Syracuse. Ce dernier est, au fil du temps, devenu un haut gradé militaire et, s’étant assuré le soutien de ses acolytes, a échafaudé un complot qui aboutit à la mise à mort de tous les sénateurs de Syracuse, pour ensuite s’autoproclamer roi de ladite île. Bien qu’il reconnaisse l’aspect terrible du personnage, il n’empêche que, selon lui, il n’en est pas moins courageux ou intelligent, je cite : « Qui considèrera, donc, les actions de la vie de cet homme, il n’y verra rien, ou peu de chose, qu’on puisse attribuer à la chance : il est de fait, comme on l’a dit plus haut, que ce n’est par la faveur de personne, mais par les grades militaires que mille travaux et périls avaient valus qu’il parvint à la monarchie, et qu’ensuite c’est par mainte décision courageuse et périlleuse qu’il s’y maintint. » Et c’est là tout ce qui lui est reproché, à ce Machiavel : bien qu’il s’en défende plus ou moins dans l’ouvrage, il n’empêche qu’il a une forte tendance à idéaliser et mettre en lumière des personnages plutôt sombres, en atténuant la gravité de leurs actes. Hitler était végétarien et adorait les animaux, mais ça ne l’excuse pas pour autant. C’est un peu la même idée avec Machiavel, qui plus est quand on sait à quel point les Médicis étaient réputés vicieux, manipulateurs et n’hésitant pas à s’entretuer pour gagner, conserver ou augmenter leur pouvoir. Il n’est dès lors pas impossible que notre philosophe y soit, volontairement ou non, un petit peu pour quelque chose.

Dans le reste du texte, Machiavel aborde tous les aspects qui font d’un prince ce qu’il est, et comment être le meilleur dans le domaine : avoir une armée efficace, s’entourer de bons ministres, se faire estimer de son peuple (même si cela veut dire lui cacher une bonne partie de la vérité), etc… L’auteur, avec son discours, a aussi tendance à présenter le rôle de prince comme une position où tout n’est que faux-semblants (le peuple t’apprécie mais peut se retourner contre toi à tout moment, tes ministres sont probablement en train de conspirer pour récupérer le pouvoir, ton armée doit toujours être surveillée pour ne pas te laisser tomber, et d’autres). Il crée ainsi une véritable atmosphère paranoïaque autour de ce poste de dirigeant, qui ne va qu’aggraver une situation déjà compliquée. Et rien, chez Machiavel, n’est jamais franc. Il ne semble pas prendre parti, laissant le lecteur dans sa propre réflexion (ce qui est une bonne chose en soi), mais aussi avec les non-dits ou les sous-entendus à interpréter. Autrement dit, Machiavel ne vous poussera jamais dans l’escalier, mais le jour où ça vous arrive, il vous dira qu’il vous avait prévenu et trouvera une autre proie pour ses discours.

 

 

Résumé du développement :

L’Italie du XVIème siècle est un espace complexe politiquement parlant, et peuplé de personnages douteux, voire à complètement éviter. Guerres entre familles, tensions dans les familles, volonté d’expansion, complotisme à tout va, allégeance jamais seulement religieuse au pape et constructions d’églises pour la gloire éternelle plus que pour les beaux yeux de la Vierge, on navigue ici en eaux plus que troubles, vous l’aurez compris. Et au milieu de tout ça, un philosophe qui résume parfaitement cette période : opportuniste.

 

Merci d’être resté(e) jusqu’au bout de cet article, j’espère qu’il vous aura plu et, qui sait, que vous y aurez appris de choses.

 

Même si le portrait que j’en tire n’est pas mélioratif, je vous conseille très vivement de lire Le Prince, assez court et passionnant, surtout quand on se rend compte que les rouages de la politique n’ont pas beaucoup évolués entre le XVIème siècle et notre époque…

 

Moi, je vous dis à la prochaine, et d’ici-là, ne poussez personne dans les escaliers !

 

 

Il était une fois l’Art

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'inspiration

Les bornes chronologiques, un réel défi

Les commanditaires à la Renaissance italienne